Les produits alimentaires d'excellence sont presque toujours proposés par leurs agriculteurs quand ils transforment eux-mêmes leur production. Les exemples abondent en Europe avec le vin mis en bouteille au château, l’olive pressée au plus près de l’oliveraie, où le fromage élaboré à la cave coopérative. Plus loin de nous, le thé en Chine ou au Japon, le bœuf de Kobé, le poivre noir de Kampot au Cambodge ou le poivre blanc de Penja du Cameroun sont préparés au plus près des cultivateurs. Fiers propriétaires d’un savoir-faire exceptionnel, ils s’appliquent à obtenir le meilleur de leur terroir dont ils connaissent chaque parcelle. Récolte après récolte, ils prennent soin de leurs plantes et trouvent de nouvelles techniques ou procédés avant et après récolte. Mélangeant habilement les variétés, les sols, les expositions ils nous proposent des crus parfois exceptionnels.
Cela s’applique bien entendu au café dès lors que le caféiculteur devient enfin dégustateur de sa production.
A l'occasion d'un concours d'huiles végétales, une rencontre avec un grand producteur de colza de la région parisienne nous a permis de confirmer ce qui n’était encore qu’une intuition pressentie au contact d’un cafetero panaméen qui s’était mis à torréfier son café. Cet agriculteur de grande culture avait décidé, lui, de transformer son colza pour le vendre sous forme d’huile vierge. Interrogé sur l’impact de cette évolution sur son comportement d'agriculteur sa réponse fut lapidaire : « Vous savez, Monsieur, quand on boit son champ on ne le regarde plus de la même façon ». De fait, le producteur d'une matière première agricole s’attache essentiellement à respecter des caractéristiques physicochimiques tout en s’efforçant d’améliorer ses rendements. Celui qui va déguster sa production et la vendre comme un aliment, va plutôt rechercher les meilleures qualités organoleptiques dans le respect de sa santé et de celle de sa terre.
C'est très clairement ce qui est en train de se passer dans les pays producteurs de café. Les agriculteurs ne sont plus seulement des producteurs d’une matière première, ils deviennent les amoureux passionnés du café.
Souvent apporté d’Europe dans les bagages des puissances coloniales, le café a longtemps été et reste encore pour beaucoup une culture de rente. Comme chez nos céréaliers, on parle d’abord de productivité, de nombre de défauts, ou de propreté de la tasse. Pourquoi mieux faire, puisque le prix est imposé par une bourse de matières premières que l’on ne maitrise absolument pas et que de toutes façons le lot que l'on enverra sera mélangé dans de grands silos pour permettre des productions industrielles uniformisées.
Les choses ont commencé à changer à partir de la fin du siècle dernier. Les pays producteurs sont devenus consommateurs. Ils se sont réapproprié l’art du café. Une véritable addiction du café se développe dans ces régions du monde où l'on voit enfin des producteurs passionnés d’obtenir de leur Finca, de leur Fazenda ou de leur Estate le meilleur café possible, à la façon de nos viticulteurs.
Partant, il est vrai, de niveaux extrêmement bas (à l’exception notoire du Brésil ou de l’Ethiopie), la consommation par tête d’habitant connaît presque partout une progression impressionnante. 37% en Colombie sur les 6 dernières années, 25% au Mexique depuis 2016, plus de 20% au Brésil au cours de la dernière décennie. En Indonésie la consommation a doublé par rapport à 2010. En Ouganda elle a progressé de plus de 30%.
Cette évolution a été rendue possible par l’implantation dans les grandes villes de points de consommation de café qui ne sont plus réservés seulement aux expatriés. A Bengkulu en Indonésie, à Tegucigalpa au Honduras ou à Yaoundé au Cameroun vous pourrez trouver des établissements capables de vous proposer la palette complète des préparations de café.
La torréfaction n’est pas en reste. Historiquement, une torréfaction industrielle s’était localement développée plutôt orientée vers le café soluble capable d’être exporté vers les grands distributeurs internationaux. Aujourd’hui se sont créées des torréfactions de qualité. Elles peuvent être basées sur une exploitation agricole qui transforme sa propre production caféière éventuellement augmentée d’achats de voisinage. Souvent initiées en désespoir de cause à une époque où le café vert ne permettait plus de survivre, elles se sont avérées les meilleurs vecteurs de développement de la qualité et de rentabilisation des exploitations, loin des aléas du marché international. Dans la foulée se sont créées des torréfactions locales qui, à la manière de nos moulins oléicoles ou de nos éleveurs de vin, ont su créer une relation de partenariat étroit avec un réseau de producteurs locaux attachés à l’excellence.
Les conséquences de cette véritable révolution culturelle vont être extrêmement importantes.
Les producteurs s’affranchissent enfin des contraintes d’un prix international fixé par des bourses pour la partie du café qu’ils peuvent vendre torréfié. Plus importent, la torréfaction à l’origine permet aux producteurs d’améliorer leurs marges de façon tout à fait significative quand on se rappelle que la part de la matière première dans le paquet ou la tasse de café n’a cessé de se réduire au fil des ans. Il ne s’agit pas tant d’ajouter la valeur tangible que représente la torréfaction et l’emballage. Bien plutôt cette transformation locale laisse au producteur la valeur immatérielle qui s’attache au produit fini et à la reconnaissance par le consommateur de sa marque ou de son Identité Géographique, propriétés des producteurs. On parlera d’enjeux financiers considérables le jour où les grands distributeurs internationaux comprendront qu’ils ont ainsi sous la main la manière la pus équitable et la plus efficace de répondre aux légitimes demandes des consommateurs des pays du Nord.
On peut imaginer que le négoce du café rejoindra enfin peu à peu le modèle industriel agroalimentaire habituel en Europe. Globalement, sur notre continent, d’après la FAO, plus de 60% des produits alimentaires sont produits et transformés par des coopératives. En France 40% des produits alimentaires sont proposés aux consommateurs directement par des producteurs agricoles.
L’impact culturel est non moins négligeable. La torréfaction locale permet aux producteurs de retrouver la maîtrise du savoir académique de leur produit, sans attendre les conseillers venus des pays consommateur. Les français ont développé l’art de déguster le vin, les italiens celui de l’huile d’olive, les chinois sont les maîtres du thé. Les éthiopiens ont toute la légitimité pour puiser dans leur culture un art du café que colombiens ou brésiliens entre autres savent développer sans attendre les conseils des consommateurs. Ce rééquilibrage débouche sur une relation commerciale adulte entre pays producteurs et pays consommateurs qui permet notamment de se libérer de la tutelle charitable sans doute bienveillante mais toujours impériale d’organisations au grand cœur pilotées depuis les pays consommateurs.
Quelles conséquences pour les torréfacteurs des pays consommateurs ?
À court terme, ils bénéficieront de cette démarche de qualité des producteurs. On a pu constater depuis plusieurs années que, par exemple, les recherches menées par des producteurs les plus pointus en matière de fermentation permettaient de trouver des cafés aux subtilités nouvelles. Sur le plan économique, le rôle des torréfacteurs locaux restera essentiel. Même si certains torréfacteurs se positionnant sur le segment du très haut de gamme s’orientent vers l’importation de café torréfié à l’origine, ils maintiendront le rôle qui est celui des boutiques de thé : recherche et sélection de grand crus, mélange pour trouver des assemblages harmonieux, conseil et service au consommateur ou au point de vente pour apprendre toujours et encore comment faire et apprécier un café d’excellence.
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